La course aux brevets : un remake de la dissuasion nucléaire ?
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Nous en avons rendu compte à plusieurs reprises dans le blog Calipia, les brevets sont en train d’acquérir un véritable status d’armes dans la guerre que se livrent les entreprises américaines. De ce côté-ci de l’Atlantique nous sommes toujours surpris par le poids de cette question des brevets. Les institutions françaises tirent régulièrement le signal d’alarme au sujet du trop faible nombre de brevets déposés par les organisations publiques ou privées françaises (voir à ce propos le lancement récent de France Brevets, un fonds d’investissement créé en mars 2011).
La protection des auteurs et créateurs dans la culture américaine
Aux USA la perception de l’importance des brevets est tout autre. Elle est marquée dans la Constitution Américaine (cf copie de la page 1 ci contre), à
l’Article 1, section 8, qui indique que parmi les pouvoirs du Congrès américain figure celui de « … promote the Progress of Science and useful Arts, by securing for limited Times to Authors and Inventors the exclusive Right to their respective Writings and Discoveries ». Cette section figure dans le texte d’origine de la Constitution publiée en 1787 ! Autant dire que cette volonté de protéger le droit des auteurs et inventeurs est ancrée au plus profond de la conscience américaine.
Pour organiser cette mission, les institutions américaines ont créé une agence fédérale, rattachée au Département du Commerce et chargée d’organiser cette protection de la propriété intellectuelle, l’United States Patent and Trademark Office (USPTO). Cette agence a un fonctionnement ancré dans un autre aspect caractéristique des USA, la judiciarisation. Il est effet assez peu difficile d’obtenir un brevet de l’USPTO, qui ne dispose pas de ressources permettant une vérification préalable en profondeur. Par contre, un brevet accordé n’est pas une garantie. Toute personne ou organisation estimant posséder des droits plus légitimes que ceux revendiqués par le tenant du brevet, ira en justice pour faire valoir ses droits. Ce second aspect, judiciaire, est lui aussi encore un peu difficile à appréhender par ici. Rassurons-nous, la judiciarisation nous guette …
Et le logiciel ?
Le logiciel fut longtemps considéré à l’écart des brevets (il était possible de breveter les lignes de code, mais pas les idées sous-jacentes). Mais dans le courant des années 1990 les choses ont commencé à changer. Et ce sont les cours de justice fédérales américaines qui ont commencé à impulser ces évolutions. Les choses ont commencé à déraper sévèrement, avec des brevets pour à peu près tout et n’importe quoi. L’USPTO s’est alors littéralement écroulée sous la charge, le nombre de demandes de brevets passant de 99.000 en 1990 à plus de 440.000 en 2006. Résultat ? Des brevets accordés sans vérification ni de l’existence d’un précédent, ni du caractère innovant de la chose brevetée. Ainsi sont apparus des brevets pour des éléments tellement généraux (le clic sur un écran tactile) que beaucoup d’activités pourraient en relever, et des brevets protégeant des éléments qui n’apparaissent en fait que comme des assemblages d’éléments déjà existants, et donc ne relevant aucunement d’une invention. Quelques exemples, en vrac, de brevets revendiqués et dont certains ont donné lieu à des actions en justice :
– Le clic sur un écran tactile
– Un mécanisme d’interaction entre objets (Sun et le mécanisme d’applet Java ont été visé par ce brevet, détenu par Kodak)
– Le format JPEG revendiqué par une société américaine, Forgent.
Face à cette explosion de brevets accordés, les actions en justice intentées ont, elles aussi explosé. Tant et si bien qu’en avril 2007, la Cour Suprême des Etats-Unis a rendu une décision rendant plus difficile l’obtention de brevet pour des inventions combinant des éléments d’inventions préexistantes. L’USPTO a de son côté tenté d’améliorer la qualité de l’évaluation des demandes de brevets qui lui sont soumises.
Une situation qui se dégrade
Cette volonté de la plus haute autorité judiciaire américaine et de l’organe chargé d’administrer les demandes de brevets a-t-elle réussi à faire évoluer positivement les choses ? Malheureusement, au vu de la situation actuelle, on ne peut que constater l’échec de cette évolution. On peut même dire qu’au contraire nous sommes passés à la vitesse supérieure, avec plus 520 000 demandes, 240.000 brevets accordés par l’USPTO en 2010 (+30% par rapport à 2009), et un backlog de plus de 700.000 demandes non encore examinées (voir à ce propos le rapport annuel 2010 de l’USPTO et le message d’introduction de son directeur, David Kappos, qui indique que l’USPTO fait face à 3 challenges : « an antiquated IT system ( J), an increasing inflow of applications, and a large backlog »).
Par ailleurs l’actualité des derniers mois démontre que les brevets se sont transformés en de véritables machines de guerre, offensives et défensives, avec des acteurs de natures diverses : géants de l’IT, sociétés en fin de vie, voire même officines spécialisées. Et cette transformation est visible sous 3 formes principales que j’exprimerai ainsi, continuant à filer la métaphore de la dissuasion nucléaire :
– la guerre froide : elle met au prise les grands acteurs, qui cherchent tous à se doter de l’armement adéquat pour dissuader leurs concurrents de les attaquer.
– les fins de régime : à l’illustration de ce qui s’est passé lors de la disparition de l’Union Soviétique, avec une vente à l’encan des bijoux de famille.
– les mercenaires : qui tentent de profiter des opportunités qui se présentent notamment à cause/grâce aux 2 éléments précédents (guerre froide et fin de régime).
Examinons ces 3 formes.
La guerre froide
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Android : free software mais pas gratuit Le monde de la téléphonie mobile est en ébullition depuis déjà plusieurs mois, avec de nombreux procès croisés entre tous les acteurs. Le sujet de désaccord ? Android. 2 ensembles s’affrontent. Le premier, rassemblant les tenants de solutions Android, avec Google bien sûr, mais aussi les industriels qui se sont lancés dans la mise sur le marché de solutions intégrant le système de Google. De l’autre, ceux qui considèrent qu’à divers titre leur propriété intellectuelle est violée par Android, et qui donc tentent d’obtenir des accords de licences avec royalties à la clé, et si les accords sont impossibles à nouer, attaquent en justice les premiers. Le schéma ci-contre illustre les diverses actions aujourd’hui entamée par les parties s’estimant pillées (en bleu à gauche) à l’encontre de ceux qu’ils estiment être les auteurs (ou les receleurs selon les cas) de ces pillages (en vert à droite). Les enjeux sont très importants, financiers bien sûr, directement sous la forme d’amendes, ou de versements de royalties, mais encore sous forme d’échanges croisés de brevets, pour les situations s’y prêtant (potentiel de brevets de part et d’autre, et volonté des 2 parties de trouver un tel accord). Plusieurs éléments de l’actualité récente éclairent les combats en cours. Les « accords » Parmi les accords récemment trouvés, ceux de Microsoft et d’un certain nombre d’industriels font encore couler beaucoup d’encre. En effet, Microsoft, aujourd’hui génère des dollars à chaque vente d’une solution (intégrant Android) des industriels ayant accepté de signer un deal avec Microsoft. Très fort ! Pour le moment, Microsoft aurait signé des deals avec des acteurs de moindre importance (Wistron, Onkyo Corporation, General Dynamics et Velocity Micro), mais des discussions sont toujours en cours avec Samsung et HTC, acteurs d’une toute autre importance, à la fois par leur taille, mais aussi par leurs relations de longue date avec la plateforme mobile de Microsoft. Barnes & Noble qui a refusé de signer avec Microsoft, se trouve aujourd’hui engagé dans un bras de fer juridique avec Redmond. |
Les derniers mois (voire même derniers jours) ont été riches en illustration de cet aspect de la guerre des brevets.
Tout d’abord, la récente acquisition d’une part importante du portefeuille de brevets de Nortel par un groupe de sociétés (Apple, Microsoft, RIM, Sony, Ericsson, EMC) relève de l’aspect défensif. Même si on ne peut exclure l’intégration des inventions sous-jacentes dans les offres des membres de ce groupement, il y a néanmoins fort à parier que ces brevets vont constituer pour les 6 bénéficiaires de la vente des outils pour dissuader tous potentiels concurrents qui auraient des velléités de venir leur chercher des poux sur le terrain des brevets, sous peine de se voir retourner un procès pour d’autres brevets. Je te tiens, tu me tiens par la barbichette ….
Illustration de la menace qui pèse sur les acteurs qui ne possèderaient pas eux aussi cette arme de dissuasion que constitue un portefeuille de brevets bien rembourré, les divers mouvements (actions en justice ou tentative de négociation) entamés autour d’Android (voir encadré ci contre, source : blog Calipia).
Le rachat récent de Motorola par Google (voir à ce propos les articles du blog Calipia, ici et là) est bien entendu à rapprocher de l’échec du dernier dans sa tentative de s’emparer des brevets Nortel. C’est d’ailleurs ce qu’a implicitement admis Eric Schmidt (Executive Chairman de Google) en répondant à une question de Marc Benioff (CEO de Salesforce), lors de du keynote de Dreamforce 2011 le 1er septembre dernier. L’exec de Google a tout d’abord suggéré que sa société avait surtout été impressionnée par le portefeuille de produits et de technologies de Motorola, citant au passage le RAZR, succès planétaire de Motorola, certes, mais pré iPhone…. Il a ensuite reconnu que ces brevets (ceux de Nortel, mais aussi tous les autres, pourraient être utilisés comme arme dans la guerre que se livrent tous ces acteurs. Il a aussi indiqué que le prix payé par le groupe de sociétés ayant emportés la mise avec Nortel, était beaucoup trop élevé pour un portefeuille de brevets sans valeur… La guerre psychologique continue.
Les fins de régime
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Les brevets Nortel Une bonne partie du portefeuille riche de brevets de feu Nortel a été acquis en juin dernier par un groupement de sociétés (RIM, Sony, Ericsson, EMC, Apple et Microsoft), qui pourrait se surnommer TSG (Tout Sauf Google). Ce dernier point n’a, semble t’il, pas échappé à la sagacité des autorités anti trust américaines, qui ont décidé d’y regarder de plus près, pour voir si Google n’aurait pas été victime de pratiques anti concurrentielles pour l’empêcher d’accéder aussi à ces brevets, et ainsi fragiliser ses positions autour d’Android. Les brevets logiciels et leur système d’attribution aux US animent depuis plusieurs années de grands débats, puisqu’ils sont considérés par certains comme des outils pour verrouiller des marchés et bloquer la compétition. Il s’agit en tout cas, au minimum, de moyens d’échanges dans les batailles que se livrent les grands du monde high tech, où l’argent et les brevets sont souvent les clés de la victoire. Les brevets donnent parfois lieu à une valorisation inattendue : celle par exemple de Microsoft vis-à-vis des constructeurs de SmartPhone sur Android (exemple : HTC ou Samsung). Google s’est longtemps et volontairement tenu à l’écart du système, le combattant quand même parfois (en joignant ses forces et ses arguments à ceux de RedHat), avec comme conséquence une position faible, ou perçue comme telle par de nombreux analystes, en particulier autour d’Android. Néanmoins cette position en retrait ne suffit plus à maintenir le rapport de force, et Google se lance elle aussi dans l’acquisition et la production de brevets. Source : Blog.calipia.com |
Le cas de Nortel dans l’exemple précédent illustre également une tendance lourde, celle des sociétés qui par les fortunes des affaires (il s’agit plutôt ici de l’infortune) se retrouvent en cessation d’activité, et qui tentent un dernier baroud d’honneur (si l’on peut utiliser ce mot ici) pour « ramasser » encore quelques dollars (parfois, comme Nortel, des milliards) en faisant valoir leur droit sur leurs portefeuilles de brevets. Dans le cas de Nortel, l’opération est une cession complète de ses brevets, pour apurer le passif et rémunérer quelques actionnaires. Dans d’autres cas, la société est totalement vidée de sa substance industrielle et ne conserve qu’une équipe de juristes qui part en chasse pour coincer ceux qui utiliseraient de façon abusive (selon eux) les brevets détenus par la société, et tenter de nouer des contrats de licences ou d’obtenir réparation en justice lorsque le deal n’est pas possible.
Les mercenaires
Mais il existe pire encore. Ce sont des sociétés, véritables chasseurs de primes, qui n’ont aucune activité autre que judiciaire, voire même aucun salarié et dont le seul objectif est de pourchasser pour le compte de titulaires de brevets, des sociétés qui ne enfreindraient les droits de ces titulaires, afin de les faire payer, en se payant eux mêmes sur la bête. A ce propos, un article très intéressant et documenté intitulé « When patents attack » (Quand les brevets attaquent) est paru sur le site NPR.org, sous la plume d’Alex Blumberg et Laura Sydell qui détaille le fonctionnement de ces nouvelles officines. Je vous invite vivement à le lire pour mieux comprendre l’organisation et les acteurs de cette nature.
Conclusion
Dans tous ces cas, l’argent est au cœur de la problématique (quelle surprise L) :
– Pour les petites structures qui ont, réellement, inventé, mais qui ne disposent pas des moyens pour aller faire valoir leurs droits en justice. Et qui vont constituer un vivier de première catégorie pour toutes les officines spécialisées sur les actions en justice autour de la protection de la Propriété Intellectuelle.
– Pour ceux qui ont de l’argent, et donc les moyens de se défendre ou d’attaquer, c’est selon.
– Enfin pour un certain nombre d’opportunistes du système qui vont tenter d’en obtenir (de l’argent), par les moyens que la loi a mis à leur disposition.
Cette description, peut appétissante, correspond aujourd’hui essentiellement au contexte américain. La France, l’Europe, n’ont pas encore totalement pris ce cap. Néanmoins, des acteurs tentent de pousser à un alignement des pratiques européennes avec celles des USA. Pour le moment, ils n’y sont pas encore tout à fait parvenus. Et au vu de ce qui se déroule actuellement aux Etats-Unis, on ne peut que s’en réjouir.

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