La blockchain, le bitcoin, de belles idées avec quelques dérives et de petites touches de philosophie et d’économie
« Depuis Adam se laissant enlever une côte jusqu’à Napoléon attendant Grouchy, toutes les grandes affaires qui ont foiré étaient basées sur la confiance ». Le cave se rebiffe, Michel Audiard.
Tout est question de confiance (et de contrôle)
De tous temps les hommes ont été confrontés, lorsqu’ils étaient en situation d’acquérir ou de transmettre des biens, à un problème de confiance quant à la valeur de ceux-ci et à l’équité de la transaction.
Dans un passé pas si lointain cette confiance était basée sur des notions telles que les relations humaines, la morale, le respect de la parole donnée et bien sûr la violence en cas de non-respect des engagements.
Les évolutions de nos sociétés font que la confiance est maintenant l’affaire de tierce parties, donc garantie par des organismes gouvernementaux ou privés (banques centrales, organismes de régulation, justice, agents ayant des délégations de pouvoir, etc.) qui sont sensés en échange d’un pouvoir de contrôle important œuvrer pour le bien public en toute indépendance et être les juges et les garants du respect de cette équité.
Cette délégation de confiance vers des organismes tiers a très probablement été un facteur important de l’évolution des sociétés dites civilisées.
Mais si l’on y réfléchit bien, nous n’avons que déplacé le problème et accordé un pouvoir de contrôle et notre confiance à des entités qui peuvent dysfonctionner, être soumises à des pressions politiques, idéologiques ou financières, et de ce fait prendre en notre nom des décisions allant à l’encontre de nos intérêts individuels ou collectifs.
Cette approche centralisée de la gestion de la confiance, accompagnée d’un contrôle de plus en plus important et une efficacité pour le moins discutable a assez naturellement fait émerger des solutions techniques alternatives telles que la Blockchain (et les cryptomonnaies associées).
Et c’est en fait ce que je vous propose d’évoquer dans cet article.
Illustration du propos avec quelques considérations sur l’histoire des monnaies
Concernant les échanges de biens, basés à l’origine sur le troc, ceux-ci ont ensuite évolué sur l’utilisation d’unités de compte dont la valeur de référence était basée sur la rareté. Ce fut l’origine du concept de monnaie. On parle ici de coquillages rares puis de métaux plus ou moins précieux tels que l’or, l’argent voire le cuivre dont était constitué les pièces que vous échangiez contre un bien.
Mais depuis deux siècles la confiance monétaire est progressivement passée de la valeur d’un métal précieux à une monnaie papier et est maintenant liée à la confiance en la capacité de l’institution (généralement un état) qui l’imprime à garantir son engagement concernant sa valeur. Cette confiance était basée sur le fait que les états devaient avoir les réserves d’or correspondant à la monnaie fiduciaire émise fut légèrement bouleversée avec les accords de Bretton Woods en 1971 et la disparition définitive de l’étalon-or remplacé par le dollars (donc du papier déclaré monnaie d’échange unique pour le pétrole et le gaz) comme valeur de référence des transactions économiques mondiales.
Et à la limite cette dématérialisation de la notion de confiance serait acceptable, si le système fonctionnait. Mais il y a quelques doutes sur le fait que ce soit le cas.
En effet la dette mondiale est totalement délirante avec un total estimé de désormais 226 000 milliards de dollars (192 000 milliards d’euros), montant record qui équivaut à plus de trois fois l’activité économique annuelle de la planète (324% du PIB mondial précisément). Et elle est en croissance constante depuis 2008 et la crise des « subprimes ».
Cette politique monétaire est encadrée par des banques centrales dépositaires de notre confiance, ayant droit d’émettre monnaie, avec plus ou moins de contrôle (selon les états ou les organisations) des autorités politiques. Et les issues au problème de la dette sont assez peu nombreuses :
- La première issue est le défaut de paiement, avec des risques de guerre si la dette est détenue par d’autres pays (comme par exemple la Grèce) ou de ravage économique pour les populations comme dans le cas de la France dont la dette est dans l’assurance vie (85 % de dettes dont une grande majorité de dettes d’État), le livret A, tous les produits bancaires, la retraite, ou les salaires des fonctionnaires.
- La deuxième issue est la création de monnaie (la planche à billets). Mais plus on fabrique de monnaie, plus sa valeur qui de surcroît ne repose comme nous l’avons vu que sur la confiance dans l’État qui l’émet, tend vers zéro. Avec des conséquences assez désagréables en termes d’inflation : La République de Weimar (entre le 1er juillet 1923 et le 30 novembre 1923, le prix pour timbrer une enveloppe de 30g passe de 60 Marks à 30 milliards de Marks), le Zimbabwe qui a connu en 2008 une inflation de 2,2 millions de pour cent, sans oublier les assignats de la révolution Française ou les billets de la convention pendant la guerre de sécession qui furent assez nocifs.
- La troisième issue étant pour les états d’exercer un droit de préemption sur l’épargne des populations (ce qui est déjà possible pour les assurances vie). Mais pour cela il faut contrôler les modes de paiement et types de placement en limitant la circulation de l’argent liquide et en restreignant la possibilité d’acquisition de valeurs refuge telles que l’or physique.
C’est dans ce contexte de défiance qu’est apparue en 2008 la technologie de Blockchain associée à la notion de cryptomonnaie (le bitcoin étant la première).
La blockchain
La blockchain est une technologie de stockage et de transmission d’informations, transparente, sécurisée, et fonctionnant sans organe central de contrôle (définition de Blockchain France ).
Elle adresse le « paradoxe des Généraux Byzantins”. Le défi consiste à envoyer de l’information à un autre “individu” que l’on n’a pas préalablement rencontré sans passer par un tiers de confiance, tiers qui s’assure habituellement que l’information n’est pas altérée. Concrètement si on applique cette idée à la monnaie, un tiers de confiance -disons Paypal- s’assure que l’argent envoyé n’est pas par exemple encaissé deux fois : c’est ce tiers que le Paradoxe cherche à supprimer. Dans le monde “physique”, le problème est simplement résolu par l’emploi de monnaie, pièces ou billets, assez difficiles à contrefaire ; mais la contrefaçon digitale est beaucoup plus aisée et la première solution numérique proposée à ce problème s’appelle la Blockchain.
Par extension, une blockchain constitue une base de données qui contient l’historique de tous les échanges effectués entre ses utilisateurs depuis sa création. Cette base de données est sécurisée et distribuée : elle est partagée par ses différents utilisateurs, sans intermédiaire, ce qui permet à chacun de vérifier la validité de la chaîne.
Il existe des blockchains publiques, ouvertes à tous, et des blockchains privées, dont l’accès et l’utilisation sont limitées à un certain nombre d’acteurs.
Une blockchain publique peut donc être assimilée à un grand livre comptable public, anonyme et infalsifiable.
Situer la blockchain
La première blockchain est apparue en 2008 avec la monnaie numérique bitcoin, développée par un inconnu se présentant sous le pseudonyme Satoshi Nakamoto. Elle en est l’architecture sous-jacente.
Si blockchain et bitcoin ont été construits ensemble, aujourd’hui de nombreux acteurs (entreprises, gouvernements, etc.) envisagent l’utilisation de la technologie blockchain pour d’autres cas que la monnaie numérique.
Comment ça marche ?
Toute blockchain publique fonctionne nécessairement avec une monnaie ou un token (jeton) programmable. Bitcoin est la première monnaie programmable, mais il en existe des milliers : Ether , Ripple, Litecoin, Filecin, NEM, Monero, Dogecoin, etc.
Les transactions effectuées entre les utilisateurs du réseau sont regroupées par blocs. Chaque bloc est validé par les nœuds du réseau appelés les « mineurs », selon des techniques qui dépendent du type de blockchain. Dans la blockchain du bitcoin cette technique est appelée le « Proof-of-Work », preuve de travail, et consiste en la résolution de problèmes algorithmiques.
Une fois le bloc validé, il est horodaté et ajouté à la chaîne de blocs. La transaction est alors visible pour le récepteur ainsi que l’ensemble du réseau. Pour chaque bloc miné, un nouveau bitcoin est mis en circulation et les mineurs sont rémunérés en monnaie virtuelle.
Ce processus prend un certain temps selon la blockchain dont on parle (environ une dizaine de minutes pour bitcoin, 15 secondes pour Ethereum).
Le potentiel de la blockchain
Le caractère décentralisé de la blockchain, couplé avec sa sécurité et sa transparence, promet des applications bien plus larges que le domaine monétaire.
On peut classer l’utilisation de la blockchain en trois catégories :
- Les applications pour le transfert d’actifs (utilisation monétaire, mais pas uniquement : titres, votes, actions, obligations…).
- Les applications de la blockchain en tant que registre : elle assure ainsi une meilleure traçabilité des produits et des actifs.
- Les « smart contracts » : il s’agit de programmes autonomes qui exécutent automatiquement les conditions et termes d’un contrat, sans nécessiter d’intervention humaine une fois démarrés.
Les champs d’exploitation sont immenses : banques, assurance, immobilier, santé, énergie, transports, vote en ligne… De façon générale, des blockchains pourraient remplacer la plupart des « tiers de confiance » centralisés (métiers de banques, notaires, cadastre…) par des systèmes informatiques distribués.
Bien évidemment, ces promesses ne sont pas exemptes de défis et de limites, qu’elles soient économiques, juridiques, ou de gouvernance.
D’autant que les technologies évoluant, on parle déjà d’un remplaçant à la Blockchain avec la technologie Hashgraph , une technologie entièrement nouvelle du grand livre distribué qui est beaucoup plus rentable (aucune preuve de travail), 50 000 fois plus rapide, plus sûre (Byzantine), plus efficace (pas de Stale blocs) et mathématiquement plus équitable que la blockchain.
Les cryptomonnaies
Comme nous l’avons vu, chaque Blockchain est associée à une cryptomonnaie (token), même si ce terme peut prêter à confusion. En effet, tout d’abord, toutes les Blockchains ne sont pas aujourd’hui utilisées pour supporter des alternatives aux échanges monétaires classiques. D’autre part, une monnaie est définie par ses fonctions :
- Stockage de valeur. Vous travaillez plus dur aujourd’hui pour ne pas avoir à travailler pour votre retraite par exemple. Cela n’est possible que parce que vous avez confiance que la valeur de votre travail, vos droits à la retraite et votre salaire conservera sa valeur dans le temps ;
- Unité de compte. Une baguette coûte 1€, un steak coûte 3€, etc. grâce aux euros vous pouvez compter et comparer les valeurs entre différents produits ;
- Moyen d’échange. Vous payez dans les magasins ou les restaurants avec des euros. C’est un moyen d’échange.
Et de fait le premier reproche qui est fait au Bitcoin (archétype de la cryptomonnaie, alternative aux systèmes monétaires classiques) est de ne pas être un moyen d’échange puisqu’on ne peut pas aller acheter sa baguette avec. Ceci dit vous ne pouvez pas aller acheter votre baguette à Paris avec des Couronnes suédoise, pourtant nous sommes tous d’accord que la Couronne suédoise est une monnaie. Avec le Bitcoin c’est pareil. Vous ne pouvez pas acheter votre baguette de pain, c’est en revanche l’unité de compte et d’échange de l’univers des cryptomonnaies qui se développe pour les paiements en ligne et devient une alternative à la carte bancaire.
Ceci dit les cryptomonnaies ou tokens présents dans chaque Blockchain ne sont donc que des contrats qui peuvent pour certains (Bitcoin, Ether) jouer le rôle de monnaie.
Un succès certain mais de sérieux risques
Le premier point intéressant avec les cryptomonnaies est qu’elles redonnent la possibilité de conserver l’anonymat des transactions, ce que vous avez avec l’argent liquide mais sans avoir à prendre le risque de déplacer des mallettes de billets. Ce qui bien entendu les rend assez sulfureuses, puisqu’elles ont très vite été utilisées pour le blanchiment d’argent, l’évasion fiscale ou l’achat de biens dont la commercialisation est suspecte (armes, drogues, etc.). Comme les billets de banque que nous utilisons quotidiennement en fait …
Le deuxième point intéressant est l’irréversibilité des transactions. Un paiement en cryptomonnaie ne peut être contesté. Il faut donc se montrer prudent quant aux achats que l’on décide d’effectuer (surtout si c’est sur le Dark Web) les possibilités de recours en cas de tromperie ou d’erreur étant par nature totalement impossibles.
De plus les cryptomonnaies sont insensibles à la dévaluation qui pourrait résulter d’une politique monétaire d’émission de billet par une banque centrale : quand une cryptomonnaie est lancée, un certain nombre de jetons (coins/token) sont mis en circulation ainsi que le planning complet d’émission des jetons dans le temps. Ainsi vous savez précisément qu’il n’y aura jamais plus de 21 millions de bitcoins en circulation et qu’un peu plus de 16,8 millions ont déjà été émis aujourd’hui.
Enfin de par sa nature théoriquement décentralisée la sécurité des transactions est réputée inviolable. Sauf que dans les faits, deux points faibles sont exploités par les cybercriminels :
- Les plateformes d’échanges de cryptomonnaies : Après l’immense piratage de la plateforme Mt Gox en 2014 (400 millions de dollars dérobés) c’est Coincheck, plateforme japonaise d’échange de la cryptomonnaie NEM, qui s’est dernièrement fait voler l’équivalent de 426 millions de NEMs (500 millions de dollars).
- Les Initial Coin Offering (ICO, une méthode de levée de fonds fonctionnant via l’émission d’actifs numériques échangeables contre des cryptomonnaies durant la phase de démarrage d’un projet) ont généré près de 4 milliards de dollars en l’espace de deux ans. Et d’après une étude du cabinet Ernst & Young, dix pour cent des fonds générés par les ICO (soit près de 400 millions de dollars) sont perdus à la suite d’attaques. Les attaquants sont attirés par la précipitation (des investisseurs potentiels), l’absence d’une autorité centralisée, l’irréversibilité de la transaction blockchain et le chaos de l’information.
La fête est finie ?
Les années 2016 et 2017 furent complètement folles pour les cryptomonnaies qui ont connu des croissances de leurs valeurs assez délirantes, faisant du Bitcoin mais aussi de l’Ether des monnaies hautement spéculatives.
Le Bitcoin s’échangeait en 2013 pour environ 70 dollars, ce qui était déjà une belle progression puisque sa première cotation (par la plateforme Mt Gox) date de juillet 2010 et sa valeur était de 0,07 dollars. Il est monté à 19 500 dollars le 18 décembre 2017, pour ensuite perdre plus de la moitié de sa valeur et être actuellement (2 février 2018) coté à 8 630 dollars.
- De fait le Bitcoin, qui entraîne dans son sillage toutes les autres cryptomonnaies, est victime d’une succession d’annonces concernant sa réglementation, régulation, voire interdiction qui inquiètent les investisseurs :
La Chine travaille sur l’introduction prochaine de sa propre cryptomonnaie ; - La Corée du Sud s’interroge sur le sort à réserver aux plateformes d’échanges de monnaies virtuelles.
- Israël a récemment pointé du doigt « des risques pour le client » et « des risques de non-respect de la banque ».
- La France et l’Allemagne entendent également réguler ces devises virtuelles. « Nous avons les mêmes inquiétudes et nous partageons l’ambition de réguler le Bitcoin », a même indiqué Bruno Lemaire, ministre de l’Economie et des Finances lors d’une conférence de presse conjointe avec son collègue allemand, Peter Altmaier, à Bercy. Le sujet devrait être discuté lors du prochain G20 en Argentine.
- Le ministre des Finances indien, qui a affirmé le 1er février que son gouvernement ne considérait pas les cryptomonnaies comme un moyen d’échange légal, et a souligné sa volonté de lutter contre le financement d’activité illicite, qu’elles facilitent selon lui.
A cela s’ajoutent d’autres informations qui viennent alimenter ce fort mouvement baissier :
- L’ouverture d’une enquête par les régulateurs financiers américains sur la plateforme d’échanges Bitfinex afin de s’assurer qu’elle dispose réellement des réserves de monnaies qu’elle prétend ;
- La fermeture de Bitconnect, l’une des plus populaires – et controversées – plateformes d’échange et de prêt de monnaie virtuelle récemment accusée de fonctionner sur un modèle de fraude financière basé sur la pyramide de Ponzi ;
- L’annonce de Facebook d’interdire sur sa plateforme toute publicité pour les cryptomonnaies et pour les Initial coin offering (ICO).
Enfin (et surtout) il est inquiétant de constater que les USA ont adopté la fin de la neutralité du Net avec la décision le 15 décembre 2017 de la commission fédérale des communications (FCC) de mettre fin à l’obligation pour les fournisseurs d’accès de proposer une qualité de connexion égale quel que soit le contenu choisi par le consommateur (ce qui leur permet donc d’orienter l’internaute vers les contenus qui les arrangent), et donc potentiellement de bloquer ou surtaxer l’accès au marché des cryptomonnaies.
Autant dire que le contrôle reprend le pas sur la confiance…
Conclusion
Nous avons donc avec la Blockchain (et Hashgraph) des initiatives intéressantes permettant aux individus de s’affranchir du contrôle d’autorités de tutelle dont le rôle est d’apporter la confiance nécessaire lors d’échanges de biens.
Avec certes de potentiels abus qui pourraient nous faire passer de Charybde en Scilla.
Et nous constatons surtout une prise de conscience des diverses autorités de régulation, concernant les menaces potentielles que font peser les cryptomonnaies (dans leurs usages en tant qu’alternatives aux systèmes monétaires classiques). Le contrôle exercé par ces autorités s’est avéré très loin de la perfection (c’est peu dire !), mais l’absence de contrôle portée par les alternatives à base de cryptomonnaies en l’état, est loin de constituer une solution, en particulier dans le domaine de la monnaie compte tenu de l’endettement colossal des états et de l’interdépendance des économies.
Il est donc bien difficile de s’avancer sur l’avenir de ces technologies, mais bon, Internet est difficile à museler et au risque de me répéter, tout est affaire d’équilibre entre confiance et contrôle… pour le meilleur ou pour le pire.