Notre-Dame en double numérique : Microsoft s’offre un petit coin d’éternité

Le 21 juillet 2025, Brad Smith, président de Microsoft, a annoncé la création d’un double numérique de la cathédrale Notre-Dame de Paris. Ce projet, mené en partenariat avec l’Institut du Patrimoine et la société française Iconem, vise à fournir à l’État français une réplique digitale ultra-précise de ce monument emblématique. L’objectif affiché ? Offrir « une ressource historique essentielle utilisable dans un, deux ou trois siècles ». L’ambition culturelle est claire, mais en toile de fond, les implications technologiques et géopolitiques sont bien plus vastes.

Le patrimoine dans le cloud : un modèle en 3D, mais en quelle dimension stratégique ?

Il ne s’agit pas d’un simple geste philanthropique. Ce projet s’inscrit dans une série d’initiatives similaires de la firme américaine : après la numérisation du Mont Saint-Michel et de la basilique Saint-Pierre de Rome, Notre-Dame devient le nouvel emblème d’une stratégie plus vaste mêlant patrimoine, soft power et IA.

Techniquement, la modélisation de la cathédrale repose sur un processus photogrammétrique à très haute résolution, combiné à du laser scanning et à des techniques de traitement d’images 3D par deep learning. Ces données brutes sont ensuite retravaillées pour générer un jumeau numérique navigable, conservant la topologie complexe et la texture de la pierre, mais également son « vécu » architectural : usure, restauration, impacts du temps.

Le chantier devrait durer moins de deux ans, un exploit technique considérable, rendu possible par la puissance de calcul du cloud Azure. Ce dernier joue ici un rôle central dans l’agrégation, le traitement, le rendu et la conservation de ces données. Derrière l’apparente neutralité de cette infrastructure, une réalité s’impose : ce patrimoine est certes offert à l’État français, mais hébergé, traité et sécurisé dans l’univers technologique d’un acteur non-européen.

L’IA, les langues et l’idéologie du multilinguisme… pilotée depuis Redmond

Dans le sillage de ce « don patrimonial », Microsoft déploie aussi un programme d’envergure pour renforcer les modèles d’intelligence artificielle dans une dizaine de langues européennes dites « sous-représentées » (estonien, grec, etc.). Cette initiative, qui comprend la numérisation de textes, l’enregistrement massif de corpus audio et la constitution de bases de données publiques en open source, est officiellement motivée par le souci de préserver la diversité linguistique.

Sur le plan technique, cela permet de produire des jeux de données multilingues plus riches pour le fine-tuning de grands modèles de langage. Ce point est crucial : la qualité d’un LLM (Large Language Model) dans une langue donnée dépend directement de la richesse de ses données d’entraînement. En l’état, la majorité des modèles dominants (ChatGPT, Gemini, Mistral) restent significativement biaisés vers l’anglais.

Microsoft entend donc pallier ce déséquilibre. Mais là encore, la démarche est à double tranchant. Si ces données ne seront pas « possédées » par l’entreprise, comme l’a précisé Brad Smith, elles seront néanmoins produites, sélectionnées, et structurées selon les méthodologies, normes et formats d’une entreprise américaine. L’ouverture n’efface pas l’influence.

Strasbourg, capitale du numérique souverain… sous pavillon américain ?

Dès septembre, Microsoft prévoit d’installer à Strasbourg de nouvelles antennes de recherche centrées sur la collecte et la structuration des données linguistiques. Ce choix géographique ne doit rien au hasard : Strasbourg, cœur politique de l’Europe, devient ici un centre névralgique de la stratégie d’implantation européenne de Microsoft.

La promesse d’open data est indéniablement séduisante. Mais elle soulève des questions de gouvernance : qui valide les corpus ? Qui définit les priorités linguistiques ? Quelle est la place des acteurs publics et des institutions européennes dans ce processus ?

Ce projet illustre parfaitement ce que certains appellent déjà une forme de « diplomatie numérique inversée » : l’Europe, en quête de souveraineté technologique, accueille à bras ouverts les initiatives d’un acteur américain qui, dans le même temps, capte une position centrale dans la structuration des savoirs numériques européens.

Conclusion : Notre-Dame, symbole ou prétexte ?

Ce double numérique de Notre-Dame n’est pas qu’un chef-d’œuvre technologique. Il est aussi un miroir tendu à l’Europe sur sa relation au numérique. Derrière la beauté du geste se cache une démonstration de force douce, où les lignes de code se mêlent à l’histoire, et où chaque pixel devient un vecteur d’influence.

L’Europe veut protéger son patrimoine et sa culture. Mais si ce patrimoine est préservé dans les serveurs d’une puissance étrangère, dans quelle mesure cette protection reste-t-elle souveraine ? La numérisation de la cathédrale est peut-être un don, mais elle est surtout un acte stratégique. Microsoft ne capture pas la cathédrale, mais quelque chose de plus subtil : le récit numérique du Vieux Continent.

4 Commentaires

  • BERNARD OURGHANLIAN
    Avatar de BERNARD OURGHANLIAN

    Mon cher Stéphane,

    Je sais qu’il est de bon ton par les temps qui courrent de prêcher la bonne parole de la souveraineté et c’est souvent justifié…

    Dans le cas de la numérisation de Notre-Dame et de la question de la souveraineté culturelle qui nous intéresse ici, cette dernière peut ainsi être entendue comme la capacité d’un groupe social à produire, transmettre et transformer ses représentations, ses savoirs et ses symboles sans soumission à une autorité extérieure. En ce sens, elle relève d’une forme d’autonomie symbolique.

    Selon Pierre Bourdieu, la culture n’est jamais neutre : elle est un champ de luttes pour la légitimité symbolique. Dans Les Règles de l’art (1992), il montre que les producteurs culturels doivent lutter pour conserver leur autonomie face aux pressions économiques ou politiques. La souveraineté culturelle, pour Bourdieu, se joue donc dans la capacité à préserver un espace de création affranchi des logiques de rentabilité ou de pouvoir.

    Sur un autre plan, Cornelius Castoriadis, dans L’institution imaginaire de la société (1975), insiste sur la nécessité pour une société de s’auto-instituer, c’est-à-dire de produire ses propres significations. Une culture souveraine serait alors une culture capable de se poser comme source de ses propres normes, en dehors des significations imposées de l’extérieur (colonialisme, néolibéralisme, impérialisme culturel).

    Dans cette perspective, la souveraineté culturelle apparaît comme un fondement de l’émancipation : elle permet aux individus et aux collectifs de se penser et de s’exprimer à partir de leurs propres référents, sans dépendre d’un autre centre de légitimation. C’est aussi la condition de la diversité culturelle, telle que défendue par l’UNESCO dans sa Déclaration universelle sur la diversité culturelle (2001), qui reconnaît la culture comme un « patrimoine commun de l’humanité ». C’est bien évidemment et au premier chef le cas de Notre-Dame qui est inscrite au patrimoine mondial de l’UNESCO depuis 1991.

    Pour autant, revendiquer la souveraineté culturelle peut aussi conduire à des dérives. Elle peut devenir un instrument de repli identitaire, de fermeture ou d’exclusion. Lorsqu’elle est absolutisée, la culture souveraine peut se transformer en nationalisme culturel, en essentialisme ou en traditionalisme figé.

    La sociologue Nancy Fraser met en garde contre les formes de « politiques de reconnaissance » qui, si elles ne s’articulent pas à des revendications de justice sociale, peuvent renforcer des logiques communautaristes. Dans Repenser la justice (2009), elle plaide pour une articulation entre justice redistributive et reconnaissance culturelle, soulignant que l’isolement culturel, même volontaire, peut engendrer des injustices.

    En philosophie politique, Isaiah Berlin rappelait que la liberté positive — se gouverner soi-même — peut parfois déboucher sur l’imposition d’une norme collective au nom d’un « bien commun culturel ». Dès lors, la souveraineté culturelle pourrait écraser les dissidences internes, marginaliser les minorités, censurer les voix critiques.

    À l’échelle mondiale, la souveraineté culturelle est également confrontée à l’interdépendance croissante des cultures. L’anthropologue Arjun Appadurai, dans Modernity at Large (1996), montre que les flux culturels transcendent aujourd’hui les frontières nationales. Vouloir isoler une culture pour préserver sa souveraineté peut alors paraître vain, voire illusoire. La culture n’est pas une entité close, mais un processus dynamique d’échange et de traduction.

    Si la souveraineté culturelle ne peut être absolue, peut-elle être repensée comme relative ou partagée ? Loin d’un idéal d’autarcie culturelle, on peut envisager une souveraineté comme capacité à dialoguer sans se dissoudre, à échanger sans se soumettre.

    Le philosophe Paul Ricoeur, dans Sur la traduction (2004), propose une métaphore féconde : la traduction comme modèle du rapport à l’autre. Il ne s’agit ni d’absorber l’autre culture ni de s’y opposer radicalement, mais de reconnaître qu’aucune culture ne peut se comprendre elle-même sans l’épreuve de l’altérité. Une culture souveraine serait donc une culture qui accepte l’échange, tout en conservant sa voix propre.

    Dans cette logique, on pourrait parler d’écologie culturelle : un équilibre entre ouverture et enracinement, entre circulation et préservation. Cela implique des politiques culturelles conscientes, capables de défendre les expressions locales sans les fétichiser, de promouvoir la création sans la standardiser.

    Les travaux de Michel de Certeau sur les pratiques culturelles du quotidien (L’invention du quotidien, 1980) montrent que la culture vit dans l’usage, dans l’appropriation, dans la réinvention constante. La souveraineté culturelle ne serait alors pas un statut, mais un processus : la capacité d’un peuple à continuellement produire du sens à partir de son expérience, même en situation de domination ou de dépendance.

    La question de la souveraineté culturelle ne peut donc être tranchée de manière binaire. Elle engage une tension entre la nécessité d’autonomie symbolique et le risque de repli identitaire, entre le besoin de protection et l’inévitable hybridation des formes culturelles. Si la culture peut être souveraine, elle ne doit pas l’être au prix de l’ouverture ; si elle doit l’être, c’est pour garantir la liberté de création, la diversité des imaginaires et l’émancipation collective.

    A débattre, bien entendu… comme toujours.

    PS : Réponse partielle déjà postée sur LinkedIn

  • Avatar de Stephane Sabbague

    Bonjour Bernard,

    Merci de ton commentaire / analyse toujours aussi poussée et pertinente. Tu as parfaitement raison, je n’en doute pas une seconde.
    Tu connais aussi bien Microsoft, pour ne pas imaginer aussi (surtout ?) que ce type d’opération, n’est pas sans arrière pensée de « soft power » afin aussi que l’image désastreuse que renvoie Trump sur le reste du monde ne nuise pas aux affaires de Microsoft en Europe et en France.
    Je doute qu’ils aient été aussi loin dans les réflexions philosophiques… Quoi de mieux que Notre Dame pour cela avec la visibilité qu’elle à. Ce n’est pas pour rien que c’est Brad Smith qui communique la dessus, le lobbyiste en chef de Microsoft auprès de l’Europe…
    Mais peu-importe les motivations profonde, je résultat est là et positif et techniquement très interessant !

    A bientôt

  • BERNARD OURGHANLIAN
    Avatar de BERNARD OURGHANLIAN

    Bonjour Stéphane,

    Je sais tout cela… et je déplore comme toi (notamment en tant que petit-fils d’immigré dont toute la famille du côté de son père a été assassinée lors du génocide arménien et dont le grand-père, unique survivant, a été bien heureux de trouver la France comme terre d’asile) les exactions du président Trump et l’image catastrophique que véhicule désormais les US sur le plan géopolitique. Et oui, bien sûr, tout cela relève du soft power et de la tentative un peu désespérée que les sociétés américaines essayent de déployer pour atténuer les conséquences du comportement d’ « enfant roi » du président américain.

    Cependant, j’ai la faiblesse de penser que mettre à la portée du monde entier une richesse culturelle telle que Notre-Dame ne peut qu’aider à faire grandir l’humanité qui en a tant besoin à l’heure où les haines ressurgissent partout et où le populisme continue son long travail de sape de notre société. Car, aux Etats-Unis ou ailleurs, bien peu auront la chance de voir Notre-Dame « en vrai », dans toute sa splendeur.

    Ainsi, il y a tout juste trente ans, entre le 11 et le 15 juillet 1995, plus de 8 000 hommes et garçons bosniaques étaient exécutés à Srebrenica par les forces du général serbe Ratko Mladić, sous les yeux de Casques bleus privés des moyens et des ordres qui leur auraient permis d’intervenir. En mai 2024, les Nations unies adoptaient une résolution, soutenue par la France, qui fait du 11 juillet une « Journée internationale de réflexion et de commémoration du génocide de Srebrenica ». Encore une fois, le travail de mémoire bute sur une impuissance : alors qu’il enjoint à l’humanité, en lui rappelant le pire, de ne pas renoncer à ce qui la constitue, il échoue à empêcher son retour.

    De nombreux dirigeants européens paraissent naviguer à vue dans ces champs de ruines, en ayant jeté par-dessus bord la boussole de la mémoire du XXe siècle. Parmi les multiples leçons qu’il aurait fallu retenir de Srebrenica, il en est une que les sociétés civiles démocratiques doivent leur rappeler avec insistance : que le nationalisme, en particulier quand il se pare de justifications ethniques et religieuses, aboutit toujours à la négation de l’autre sous couvert d’affirmation identitaire. La démocratie se construit dans une tension entre la souveraineté des peuples et l’universalité des droits. Si la première prend le pas sur la seconde, plus aucun horizon démocratique n’est possible.

    J’avoue avoir soif de cette démocratie et de cet universalisme, même si j’ai conscience que cette soif procède d’une certaine candeur, voire d’une certaine naïveté…

  • Avatar de Stephane Sabbague

    Tu as tellement raison. Mais le tournant que prenne les peuples et pas seulement outre-atlantique nous amène sans doute à pense que la pensée universelle s’éloigne sans doute encore un peu plus au profit d’un repli sur soit de toutes les sociétés. Et c’est vrai que toute (meme petite) avancée est sans doute bonne à prendre 🙂

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