Du fait de l’explosion des communications dans les entreprises, ou bien encore à cause de la pression croissante de la consumérisation, les moyens de communication et collaboration actuellement mis en œuvre au sein des Systèmes d’Information sont particulièrement malmenés.
L’email, qui est sans conteste le média le plus utilisé en entreprise, plie sous la charge, ce qui conduit nombre d’organisations à se poser la question de son adéquation aux enjeux actuels.
Dans ce climat de remise en cause, les médias sociaux sont parés de toutes les qualités, et semblent ainsi promis à se substituer à l’email.
Malheureusement – ou heureusement – la tendance à l’évolution des usages fait se poser beaucoup de questions aux responsables informatiques : cette évolution est-elle justifiée ? Comment la gérer ? Pour quels scénarios ? Et quelles sont les bonnes pratiques de mise en œuvre, voire les erreurs à éviter ?
Toutes ces questions sont naturelles, face à ce que semble nous proposer l’industrie informatique : une fuite en avant des usages, dont il n’est pas encore formellement prouvé qu’elle soit contrôlable…
Essayons d’éclairer ce vaste sujet…
Faisons fi de l’email, l’heure serait aux médias sociaux
Pour débuter notre réflexion, quelques constats sont nécessaires :
Sans conteste, l’explosion des flux d’informations frappe en premier lieu la messagerie électronique ; et la situation s’aggrave d’année en année.
- En 2008, IDC indiquait ainsi, via une étude portant sur les usages de la messagerie dans les entreprises françaises[1], que celle-ci occupait 40% des utilisateurs pendant 2 heures par jour.
- En 2011, l’Observatoire sur la Responsabilité Sociétale des Entreprises (ORSE) observe que ce pourcentage passe à 60%, toujours pour 2 heures par jour d’utilisation. 4 utilisateurs sur 10 reçoivent plus de 100 emails par jour, et 7 utilisateurs sur 10 vérifient leurs boîtes aux lettres toutes les 5 minutes. 7 managers sur 10 déclarent souffrir plus particulièrement de la surcharge d’information.
Face à cette surcharge informationnelle, l’email est chargé de tous les maux, au point que certains n’hésitent pas à dire que « l’email n’est plus un outil approprié désormais ». C’est par ces mots que Mr Breton, le PDG d’ATOS-Origin, a indiqué en février 2011 un objectif zéro email d’ici 3 ans dans sa société.
Ce sentiment global est renforcé par la communication très axée « social média » de la part des fournisseurs de solutions collaboratives :
- IBM avec sa stratégie Social Business.
- Microsoft qui a mis un focus particulier sur les capacités sociales de SharePoint 2010, de Lync.
- Les nouveaux entrants dans l’arène du collaboratif parient directement sur les médias sociaux : Salesforce avec Chatter, VMware avec l’intégration de Socialcast dans sa nouvelle approche de poste de travail basée sur Horizon/AppBlast/Octopus.
Cette communication est habilement relayée par les intégrateurs souhaitant se démarquer les uns des autres.
La pression concurrentielle, la nécessité de trouver de nouvelles opportunités, n’est certainement pas complètement étrangère à ces prises de position des uns et des autres, nonobstant la qualité intrinsèque des nouveaux scénarios collaboratifs !
Or, il est paradoxal de constater que malgré cet « enthousiasme » de prescripteurs, il est en revanche très difficile d’obtenir des témoignages clients : étrange…
Nous reviendrons ultérieurement sur les raisons probables de ce « hiatus ».
En attendant, attardons-nous sur les niveaux d’usages réels des scénarios de communication et travail collaboratif dans les organisations.
Les niveaux d’usages réels dans les organisations
Une étude très complète de 2010 du Gartner[2], menée auprès d’organisations américaines, mais aussi européennes, montre un paysage d’usages réels très en retrait par rapport à la perspective du marché :
- Sans surprise, l’usage de la messagerie domine très largement, avec un taux de déploiement complet dépassant les 95%.
- Le concept d’espace de travail, dont les potentialités sont très importantes, et pour lequel des offres logicielles matures existent depuis plusieurs années, n’est complètement déployé que dans environ 30% des organisations.
- Quant aux réseaux sociaux, les déploiements généralisés représentent moins de 10%.
- Pour finir, l’étude montre que les usages de fonctions sociales avancées telles que le social tagging, ou le bookmarking, disposant pourtant d’un potentiel marqué, sont anecdotiques.
Nous avons pu nous-même vérifier ce décalage entre les usages réels et la perspective du marché, à l’occasion de différentes études que nous avons eu la chance de mener depuis plusieurs années au sein de différentes grandes organisations françaises. Nous avons pu en tirer plusieurs enseignements clés :
- A l’occasion de sondages en ligne, une moyenne stable de 70 à 80% des utilisateurs interrogés jugent « très utile » ou « indispensable » le service de messagerie électronique[3]. Cette fourchette de pourcentage augmente de plus de 10% au sein des populations sensibles : management, commerciaux, population mobile.
- Le phénomène d’appropriation de l’email par les utilisateurs se rapproche de ce que l’on a connu pour la bureautique : les utilisateurs en ont parfois réinventé les usages, ce qui conduit à des dérives qu’il ne faut pas voir seulement sous un angle négatif ; les enseignements que l’on peut en tirer sont clés pour tout chantier d’évolution, tant il est vrai que certaines dérives ne sont qu’une construction « spontanée », que l’on peut s’employer à transposer dans un média adapté.
- Ce média est plébiscité pour la mobilité : le stockage local agit comme une mémoire individuelle, au combien précieuse pour l’individu isolé de par sa situation d’usage.
- Parmi les dérives constatées, l’emploi de plus en plus temps-réel de l’email est universel, principalement du fait de la pression hiérarchique : faute d’urbanisation, l’email devient porteur des scénarios de communication asynchrones et synchrones, ce qui a fatalement un effet désastreux sur son image et son utilité !
- Concernant les usages des sites d’équipe, le tableau est beaucoup plus contrasté (ce que ne montre pas l’étude Gartner) : certaines organisations sont très avancées dans leurs usages, d’autres très en retrait.
- Quant aux médias sociaux, mis à part quelques – très peu nombreux – déploiements, les DSI sont essentiellement en phase de réflexion.
Pour mûrir notre réflexion, posons-nous un moment
Après avoir brossé ce tableau des usages promis et réel, je vous propose de prendre un peu de recul, ce qui devrait faciliter notre réflexion sur l’urbanisation des usages collaboratifs.
Comment en effet réconcilier ce fort décalage entre les usages réels, faibles, dans les organisations, et la perspective de forte valeur ajoutée des médias sociaux, telle que nous le décrit le marché informatique ?
Quelques réflexions et questions de fonds peuvent nous guider :
- Une réflexion sur la notion d’échanges asynchrones/synchrone
- Notre perception des outils de communication / collaboration est-elle pertinente ?
- Que peut-on raisonnablement attendre des médias sociaux en entreprise ?
- Pourquoi les médias sociaux, présentés comme le graal, ne sont-ils pas généralisés aujourd’hui ?
Ce qui nous amènera en douceur à formuler une conclusion sous forme de cinq –modestes – recommandations.
Echanges synchrones & asynchrones : une piste intéressante pour éviter bien des amalgames désastreux.
La tendance à un usage de plus en plus « temps-réel » de l’email, de la part des utilisateurs, mais aussi parfois des DSIs, vient souvent d’une confusion sur la notion de délai d’acheminement…
En effet, alors qu’il y a encore quelques années, un email n’aboutissait sous les yeux d’un destinataire qu’après un délai d’acheminement allongé par des réseaux à faibles débits, le rythme de polling des clients de messagerie, désormais tout se passe en quelques secondes.
Cela signifie-t-il qu’un média proposant un faible temps d’acheminement est un média temps-réel ? Non bien sûr, car tant que des interlocuteurs ne sont pas effectivement face à face, vérifiant leurs disponibilité mutuelle, il ne peut pas y avoir de communication réellement temps-réel.
L’email reste ainsi fondamentalement un média asynchrone.
Un media asynchrone se prête bien aux communications nécessitant un temps de réflexion, le respect d’un formalisme ou d’un effort de rédaction.
A contrario, un media temps-réel, introduit par la notion de présence, sera plus approprié aux communications impromptues, informelles, de type questions & réponses, ou conversations.
Par ces quelques guides, somme toute « intemporels », nous tenons un moyen de positionner rationnellement le rôle de nombres de services collaboratifs les uns par rapport aux autres, aujourd’hui et demain !
…sans compter que l’application de ces principes dans une optique d’urbanisation est la clé pour « rénover » l’usage de l’email, lors d’un projet de mise en place d’un média temps-réel, comme nous avons pu le vérifier à l’occasion des projets d’accompagnement au changement que nous avons pu mener !
Notre perception des outils de communication et collaboration est-elle pertinente ?
Cette question mystérieuse mérite quelques explications j’en conviens !
Prenons un exemple pour clarifier notre propos : nous sommes habitué à voir dans Outlook un client de messagerie, dans Lync un client de communication en temps-réel, dans SharePoint/Mysite une interface pour les réseaux sociaux.
Et de fait nous formons nos utilisateurs en leur expliquant qu’à chaque grande catégorie fonctionnelle correspond un outil.
Méfions-nous de cette approche, car elle peut être contredite rapidement par l’évolution des offres logicielles :
- Dès aujourd’hui, on peut constater que cette opposition entre outils peut-être déjà relativisée : En effet, une vue par conversation dans Outlook est proche de celle d’un flux d’activité type dans un média social.
- A plus long terme, la frontière entre les outils pourraient bien s’estomper encore plus comme l’indique les premières informations concernant Office 15, ou encore l’examen du projet Vulcan d’IBM.
Exemple : lors de la dernière conférence Exchange, le VP responsable du développement d’Exchange 15 – Kevin Allison – a indiqué que dans la prochaine mouture de la plate-forme Microsoft, l’utilisateur pourra choisir son interface de prédilection : Outlook, Lync, SharePoint ou OneNote.
Anticipons d’ores et déjà cette évolution, en évitant d’associer de façon trop définitive les outils aux fonctions !
Que peut-on attendre réellement des médias sociaux en entreprise ?
Dans une optique d’urbanisation des moyens de communication et collaboration, la question mérite en effet d’être posée !
Notre propos n’est pas en effet de nier l’intérêt des médias sociaux, mais de se poser la question de leur intérêt dans un contexte d’usages existants.
Différentes catégories de bénéfices peuvent être avancées :
- Trouver et se mettre en contact avec les « experts » et plus largement : identifier et contacter rapidement les bonnes informations et les bonnes personnes.
- Prendre en compte les shifts générationnels : les nouvelles générations veulent disposer de ces nouveaux moyens dans les entreprises qui les emploient.
- Dépasser les barrières organisationnelles : les réseaux sociaux se déployant transversalement à l’organisation, ils permettent de dépasser les effets négatifs d’une organisation trop rigide ; l’ouverture des « frontières » internes encourage les échanges au-delà du périmètre immédiat des équipes.
- Promouvoir les savoir individuels, et donc les individus : dans une optique de capitalisation du savoir, mais aussi de la mise en place d’une stratégie de valorisation des efforts individuels, les réseaux sociaux sont une réelle opportunité.
- Améliorer l’agilité métier de l’organisation : ce bénéfice est un corollaire des précédents, vu sous l’angle d’une Direction Générale : de par leur apport en termes de fluidité des échanges, les médias sociaux autorisent une plus grande réactivité à l’échelle de l’entreprise.
Plus récemment, on a vu apparaitre un autre grand scénario d’usage des médias sociaux en entreprise, en particulier les réseaux sociaux : il s’agirait de leur confier la gestion de la problématique de surcharge informationnelle, en remplacement de la messagerie.
Soyons franc : autant nous pensons que les premiers scénarios d’usage sont pertinents, autant ce dernier scénario nous semble inadéquat : les réseaux sociaux présentent un risque fort de dérive d’usage, bien plus fort à notre sens que la messagerie électronique ou d’autres média collaboratifs classiques[4] :
Surtout parce qu’ils sont de médias essentiellement informels, donc plus enclins à favoriser le développement de dérives d’usages que les médias formels : le zapping, les syndromes de déconcentration, la pollution attentionnelle en serait les effets les plus négatifs, et difficile à contrôler.
Une étude récente de Cisco apporte à ce sujet un éclairage particulièrement édifiant :
Intitulée “Connected World Technology Report 2011″, et disponible sur le site de Cisco, cette étude brosse un tableau étonnant de l’influence des réseaux sociaux dans la sphère entreprise ; plus particulièrement au sein de la population des étudiants et des jeunes diplômés (2 800 personnes interrogées, y compris en France).
- 56% des étudiants interrogés seraient prêts à refuser un emploi ou à “tricher” si leur employeur leur interdisait l’accès aux réseaux sociaux publics.
- 33% seraient prêts à accepter un moindre salaire en échange du droit d’accéder à leurs réseaux sociaux.
- 2 étudiants sur 3 demandent, ou vont demander, quels sont les droits d’usages des réseaux sociaux publics lors des entretiens d’embauche.
- Cette même étude montre que 81% des étudiants vérifient leurs pages Facebook au moins une fois par jour, 33% au moins 5 fois par jour (ils sont 91% à avoir un compte Facebook).
- Le facteur “distraction” des médias sociaux est également mesuré : 84% des interviewés sont interrompus au moins une fois par heure, 24% sont interrompus 3 à 4 fois par heure, et 12% ont perdu le compte du nombre d’interruptions…
Faut-il pour autant éviter de s’engager dans un projet de réseaux sociaux internes ? Non bien sûr, car n’oublions pas que des scénarios à forte valeur ajoutée peuvent être identifiés, au-delà de la promesse d’une meilleure gestion de la surcharge d’information (cf plus haut).
Pourquoi les médias sociaux, présentés comme le graal, ne sont-ils pas généralisés aujourd’hui ?
Les organisations ayant mené une étude d’opportunité prennent rapidement conscience que la réussite d’un projet de Social Computing est essentiellement conditionnée par des éléments non techniques.
Parmi les difficultés et challenges généralement identifiés :
- Nécessité d’établir un consensus sur le positionnement et les bénéfices attendus
- Identifier et adresser vos challenges culturels :
- Crainte de perte de contrôle de la part du management.
- Crainte des employés d’une perte de valeur personnelle.
- Confusions sur l’intérêt métier des outils « sociaux ».
- Appréhensions à changer les conventions de travail, de mise en relation.
- Etc.
- Et last but not least : quelles sont les bonnes pratiques de mise en œuvre ? celles-ci existent, comme nous avons pu l’indiquer lors d’un récent Briefing Calipia.
Conclusion
Pour reformuler notre propos, et conclure, nous vous proposons finalement cinq – modestes – guides dans votre réflexions sur l’évolution de vos plates-formes communication / travail collaboratif.
- Posons-nous les « bonnes » questions quant à l’évolution d’un système collaboratif : la question peut sembler une évidence, mais l’expérience acquise lors de différents projet montre qu’elle est en fait fondamentale, pour assurer la même compréhension des objectifs du projet chez tous les interlocuteurs d’une organisation.
- S’agit-il de gérer la surcharge d’information ?
- S’agit-il de faciliter le travail en groupe ?
- Souhaitez-vous capitaliser sur les expertises, mettre en relation les individus ?
Selon la question, certains média sont plus appropriés que d’autres !
- (Ré)-apprenons à utiliser les outils asynchrones : en repositionnant les outils selon cette distinction synchrone/asynchrone, nous tenons un puissant guide dans une optique d’urbanisation des services fonctionnels.
- Dans le même temps, prenons conscience qu’une surpondération des moyens temps-réel accroit le risque de dommages à l’efficacité des individus (zapping, pollution attentionnelles, etc.).
- Procédons par étape : plutôt qu’une évolution par rupture des usages, nous prônons une évolution par étapes, dans laquelle il s’agit de capitaliser sur l’existant, en anticipant sur les nouveaux usages (ex : introduire la notion de communauté d’intérêt dans une implémentation de site d’équipes). Ne pas casser la dynamique des usages chez les utilisateurs est clé.
- N’ayez pas une perception trop « rigide » des outils : ceux-ci vont évoluer considérablement en quelques années, et la frontière entre outils et fonctions tend à s’estomper.
- Ne soyons pas rétrogrades et frileux 🙂 : l’attentisme comporte lui aussi des risques. Il est donc important de réfléchir dès aujourd’hui aux différentes pistes d’évolution des usages, et des outils associés.
Si vous désirez réagir à cet article, ou conduire une réflexion sur le sujet dans votre organisation, n’hésitez pas à me contacter.
Eric Mijonnet (Eric.Mijonnet@calipia.com)
[1] (1) Source IDC France – usages et attentes des BDM/ITDM/IW vis-à-vis des outils de messagerie – 2008
[2] Source: Survey Says E-Mail Rocks; Social Networking Used by Some, Rejected by Few, Investigated by Most
Nikos Drakos, Gartner, 2 July 2010 ID Number: G00201194
[3] Les autres réponses possibles : « Utile », « Peu utile », « inutile », « ne se prononce pas »
[4] NOTA : tout le monde peut se tromper. Donc si vous êtes témoin/acteur d’une expérience significative contredisant mon point de vue, je partagerai de bonne grâce l’objection et l’expérience J